Auteur principal : Erwan. Auteur secondaire : Paul. Relu par Dr Guilhem Royer (équipe “écologie et évolution de la résistance aux antibiotiques”, institut Pasteur), Diane et Boris
Introduction
Jusqu’à la fin du 19ème siècle, les infections bactériennes comme la tuberculose, le choléra ou le typhus étaient incurables et très répandues. Des épidémies décimaient fréquemment des villes voire des régions entières, les hôpitaux étaient des mouroirs insalubres et sans amputation, les blessures étaient souvent mortelles. Mais en quelques décennies, les maladies bactériennes ont été presque éradiquées des pays développés grâce au développement de l’hygiène, des vaccins puis des antibiotiques. Ces derniers ont à eux seuls augmenté l’espérance de vie de 10 ans, soit plus qu’aucun autre traitement [1].
Malheureusement, ces progrès sont mis en danger par la propagation de bactéries multirésistantes aux antibiotiques (superbugs), qui causent déjà la mort de plus de 30 000 personnes par an en Europe [2] et pourraient tuer 10 millions de personnes par an dans le monde en 2050 [3]. Comment la situation a-t-elle pu se dégrader aussi vite ? Comment peut-on lutter contre les bactéries résistantes aux antibiotiques ?
Quelques chiffres

Mortalité en 2050 liée à différents facteurs. La résistance aux antibiotiques représenterait la première cause de mortalité (adapté de [18])
Lexique
Antibiorésistance : capacité qu’a une bactérie de survivre et continuer à se multiplier en présence d’antibiotique.
Tolérance à un antibiotique : capacité qu’a une bactérie de survivre à un antibiotique dans certains environnements ou à certaines concentrations d’antibiotiques. Contrairement à la résistance, la tolérance est réversible : la bactérie redeviendra sensible si elle change d’environnement ou si la dose d’antibiotique augmente.
Multirésistance : résistance à plusieurs classes d’antibiotiques à la fois
Transfert horizontal : échange de gène(s) entre deux bactéries. Nommé par opposition au transfert vertical, c’est-à-dire la transmission des gènes d’une bactérie mère à ses bactéries filles lors de la division cellulaire.
Dysbiose : perturbation du microbiote à cause de la présence d’un trop grand nombre de bactéries non bénéfiques. Le microbiote ne remplit plus ses fonctions habituelles (aide à la digestion, régulation du métabolisme…) et peut même provoquer des maladies.
I – Que sont les antibiotiques ?
On nomme antibiotiques des molécules qui sont inoffensives chez la plupart des espèces vivantes, mais qui tuent ou empêchent de se reproduire un nombre plus ou moins restreint d’espèces bactériennes. On en trouve un grand nombre dans la nature, produits par des champignons, des insectes ou des bactéries, ce qui leur permet d’éliminer leurs concurrentes sans s’endommager elles-mêmes.
Par exemple, le 1er antibiotique a été découvert en 1928, quand Alexander Fleming a remarqué qu’aucune bactérie ne poussait autour du champignon Pénicillium (un cousin des champignons qui constituent la croûte du camembert ou les veines du roquefort). Il s’est avéré que le champignon produisait une molécule identifiée plus tard comme l’antibiotique pénicilline. Suite à sa première utilisation à grande échelle pendant la seconde guerre mondiale [4], beaucoup d’antibiotiques naturels comme synthétiques ont été utilisés en médecine humaine et vétérinaire.

Cette frise temporelle illustre la dynamique rapide de l’antibiorésistance (adapté de [17]). De plus, il n’y a eu aucune découverte de classe d’antibiotique majeure (voir Box “fonctionnement de l’antibiorésistance”) depuis la fin des années 80, c’est ce que l’on appelle le ‘discovery void’.
II – Comment se développe l’antibiorésistance ?
Les antibiotiques ne sont généralement pas efficaces contre toutes les espèces bactériennes : les bactéries sont naturellement résistantes à une partie des antibiotiques. Cependant, elles peuvent aussi acquérir de nouvelles résistances.
A) Mutation et sélection
Il arrive qu’une mutation génétique permette à une bactérie jusqu’alors sensible à un antibiotique d’y devenir résistante (voir box “Comment fonctionnent les antibiotiques et l’antibiorésistance ?”). En absence d’antibiotiques, les bactéries résistantes n’ont aucun avantage en termes de survie ou de reproduction sur leurs voisines non mutantes, et finissent souvent par disparaître. Par contre, en présence d’antibiotiques, seules les bactéries résistantes demeurent capables de survivre et/ou de se multiplier, et l’absence de concurrence leur permet de proliférer. Par conséquent, à chaque fois qu’on utilise un antibiotique, on risque de le rendre moins efficace en sélectionnant des bactéries qui y résistent.

B) Multirésistance aux antibiotiques
Parfois, l’une des descendantes de la bactérie résistante acquiert à son tour une nouvelle mutation qui la rend résistante à un autre antibiotique, et le processus se répète. De cette manière, des populations bactériennes peuvent devenir au fil du temps résistantes à un grand nombre d’antibiotiques.
De plus, les bactéries sont capables d’échanger des gènes, c’est ce qu’on appelle transfert horizontal (voir l’article “Les biofilms : des communautés bactériennes bien particulières”). La sélection d’antibiorésistance est donc toujours dangereuse, même quand elle survient chez des bactéries non pathogènes, car le gène de résistance (porteur de la mutation) peut être transmis à des bactéries nocives.

Les antibiotiques sont souvent utilisés à tort, pour des infections bénignes voire contre des infections virales, alors qu’ils n’ont aucun effet contre les virus. Cela favorise l’émergence d’antibiorésistances. En plus, les antibiotiques endommagent le microbiote intestinal, constitué chez les personnes en bonne santé de bactéries non pathogènes qui assistent la digestion et le métabolisme. La mort de bactéries bénéfiques peut aider des bactéries résistantes, parfois moins compétitives avant la prise d’antibiotiques, à prendre leur place. Le microbiote peut devenir dysfonctionnel (c’est ce qu’on appelle une dysbiose intestinale), ce qui favorise certaines maladies comme l’obésité ou le cancer (voir l’article “Bactéries et cancer”).

L’antibiorésistance peut aussi provenir de l’élevage, puisque la majorité des antibiotiques utilisés dans le monde sont administrés à des animaux [5]. En effet, les animaux élevés en batterie sont très susceptibles de développer des infections bactériennes à cause de la promiscuité avec un grand nombre d’autres animaux. Certains éleveurs ajoutent des antibiotiques en permanence dans la nourriture de leurs animaux, afin d’éviter les maladies et accélérer la croissance des bêtes. Les antibiotiques peuvent se retrouver dans la viande mangée par le consommateur ou être évacués dans l’urine ou les selles et se retrouver dans l’environnement, où ils peuvent continuer de sélectionner des bactéries résistantes [6]. Pour couronner le tout, les antibiotiques aggravent le réchauffement climatique : en perturbant le microbiote des vaches, ils leur font produire jusqu’à 80% plus de méthane [19] !
Les antibiotiques aggravent le changement climatiques
III – Comment lutter contre l’antibiorésistance ?
Face à l’émergence de bactéries résistantes à la plupart des antibiotiques usuels, plusieurs systèmes de santé ont adopté la stratégie “rechercher et détruire”. Elle consiste à tester systématiquement les patients et soignants pour détecter les porteurs de bactéries multirésistantes, puis à isoler les porteurs jusqu’à ce que les bactéries soient éliminées, parfois à l’aide des rares antibiotiques encore efficaces. Cependant, cette stratégie coûteuse et fastidieuse s’est révélée insuffisante [7] : dans beaucoup d’hôpitaux, les bactéries multirésistantes sont déjà devenues majoritaires [8]. Des méthodes supplémentaires doivent donc être mises en place.
A) Prévention
Pas de maladie, pas besoin d’antibiotiques ! L’hygiène et les vaccins sont les méthodes les plus efficaces pour éviter les infections bactériennes graves. Il existe déjà plusieurs vaccins contre les infections bactériennes, par exemple la tuberculose, la diphtérie ou le tétanos. D’autres vaccins pourraient être développés contre des bactéries pathogènes plus rares.
De plus, les dysbioses peuvent parfois être évitées en adaptant son alimentation en amont ou en ingérant des bactéries bénéfiques [10].
Même en cas de dysbiose établie, les antibiotiques ne sont pas toujours nécessaires : on a parfois recours à des greffes fécales, c’est-à-dire que le patient ingère des capsules contenant des morceaux de selles de personnes en bonne santé, qui contiennent un microbiote bénéfique. Les greffes fécales sont par exemple utilisées contre les infections récurrentes de Clostridium.

B) Utilisation raisonnée des antibiotiques
“Les antibiotiques, c’est pas automatique !” En n’utilisant les antibiotiques que lorsqu’ils sont nécessaires, on diminue le risque de sélectionner des bactéries résistantes. Il faut de plus choisir la dose, la durée de traitement et l’antibiotique les plus pertinents.
C) Nouveaux antibiotiques
Les risques d’antibiorésistance étaient connus dès la découverte des antibiotiques, mais la découverte fréquente de nouveaux antibiotiques a jusqu’à présent permis de trouver de nouvelles armes contre les bactéries résistantes. Cependant, de moins en moins d’antibiotiques sont découverts depuis les années 1980 (“discovery void”), et au cours des dernières années très peu ont été mis sur le marché pour une utilisation médicale [4].
D) Phagothérapie
Les phages (ou bactériophages) sont des virus qui infectent et tuent spécifiquement des bactéries. Ils peuvent être utilisés pour combattre les bactéries pathogènes, et plusieurs traitements à base de phages sont déjà employés, en particulier en Pologne, en Russie et en Géorgie [10].

E) Endolysines
L’une des armes des phages contre les bactéries sont les endolysines, des protéines qui font éclater les cellules bactériennes en détruisant leur paroi [11]. Les endolysines peuvent être produites artificiellement et utilisées seules.
F) CRISPR-Cas
Les systèmes CRISPR-Cas, surnommés “ciseaux moléculaires”, permettent de couper les molécules d’ADN portant une séquence choisie à l’avance. On peut donc tuer spécifiquement les bactéries portant un certain gène en envoyant des systèmes CRISPR-Cas dirigés contre la séquence de ce gène pour découper en morceaux l’ADN des bactéries. Des recherches sont en cours pour s’attaquer à des gènes de résistance, dans l’objectif de renverser l’avantage évolutif des bactéries résistantes et à terme de rendre les populations bactériennes à nouveau sensibles aux antibiotiques [12]. Il est aussi possible de combiner la technologie CRISPR-Cas avec la phagothérapie, en modifiant génétiquement des phages pour qu’ils produisent des systèmes CRISPR-Cas.

D’autres traitements alternatifs ou complémentaires aux antibiotiques sont en cours de développement comme les bactériocines, les anticorps, les inhibiteurs de pompes à efflux, etc [10,14].
traitement antibactérien | avantages | inconvénients |
probiotiques | Simples à trouver et administrer (certains aliments en contiennent, comme les yaourts ou les légumes riches en fibres). | Efficaces seulement contre des dysbioses bénignes. |
vaccins | Déjà bien connus. Utilisables à très grande échelle. | Envisageable seulement contre des espèces prévalentes et systématiquement pathogènes. |
phagothérapie | Les phages peuvent contourner les résistances bactériennes. Auto-répliquant. | Spectre très étroit. Les bactéries deviennent facilement résistantes. |
endolysines | Résistances rares. | Encore à une étape précoce de développement. |
CRISPR-Cas9 | Inverse l’avantage évolutif des bactéries résistantes. | Difficile à faire entrer dans les bactéries. Spectre très étroit. Cher. |
IV – Pourquoi, malgré toutes ces innovations, l’antibiorésistance est-elle toujours un problème ?
A) obstacles techniques et scientifiques
Les nouveaux traitements contre les bactéries multi-résistantes aux antibiotiques ne sont pas miraculeux : beaucoup ne sont encore qu’à des stades précoces de développement, et tous pourraient être un jour rendus inutiles par l’émergence de nouvelles résistances. Néanmoins, certains traitements devraient provoquer moins de résistance : par exemple, les bactéries ont peu de moyens de se défendre contre les endolysines [11], et les phages sont « capables » d’évoluer et de contourner les résistances bactériennes.
Contrairement à certains antibiotiques qui sont actifs contre la majorité des bactéries pathogènes (on parle d’antibiotiques à large spectre), les nouveaux traitements ne sont généralement efficaces que contre un petit nombre d’espèces, voire seulement certains sous-groupes à l’intérieur d’une espèce (spectre étroit). Bien que cela limite les dommages collatéraux sur le microbiote, cela oblige à identifier pour chaque malade la bactérie pathogène avant d’administrer un traitement, et le retard occasionné peut diminuer les chances de survie du patient [15]. Cependant, de nouvelles méthodes de diagnostic sont à l’étude et pourraient accélérer considérablement cette étape.
B) obstacles économiques et judiciaires
Les principales raisons pour lesquelles très peu de nouveaux antibiotiques et autres traitements sont pas déployés à grande échelle ne sont pas médicales, mais économiques et législatives. En effet, les essais cliniques nécessaires à la validation d’un nouveau médicament sont très longs et très coûteux : il faut compter environ une décennie et 2 milliards d’euros [4,14] pour faire approuver un nouvel antibiotique ! Bien que cela garantisse une excellente sécurité des médicaments validés, seuls les plus grands groupes pharmaceutiques peuvent financer un tel investissement, et ne le font que quand ils sont sûrs de dégager des profits importants. Or les antibiotiques ne sont donnés qu’un petit nombre de fois au même patient, ce qui est l’une des raisons pour lesquelles les entreprises pharmaceutiques préfèrent souvent investir dans des traitements contre les maladies chroniques qui doivent être pris régulièrement et sont plus rentables.
De plus, les antibiotiques et autres traitements à spectre étroit sont en général prévus pour être utilisés en cocktails, c’est-à-dire en combinant plusieurs médicaments pour cibler un plus grand nombre d’espèces bactériennes. Or la législation actuelle impose souvent de tester ces médicaments un par un, ce qui multiplie les coûts et la durée des essais cliniques.
Il semble donc nécessaire d’adapter la réglementation des essais cliniques en individualisant les protocoles à chaque traitement, afin de conserver les normes de sécurité tout en diminuant les coûts. Cela serait aussi utile pour d’autres types de médicaments, notamment contre les maladies génétiques rares ou la médecine personnalisée contre le cancer. Surtout, il est primordial de ralentir l’apparition de résistances aux antibiotiques à large spectre actuels en diminuant leur utilisation, en particulier dans l’élevage.
Conclusions
L’antibiorésistance est déjà un problème de santé majeur et risque de devenir l’une des principales causes de mortalité dans tous les pays, y compris chez les enfants et les jeunes adultes. Pour lutter contre cette menace, il faut dès à présent utiliser tous les leviers d’actions disponibles [16] :
- échelle individuelle :
- prévenir les infections bactériennes avec l’hygiène et la vaccination
- n’utiliser d’antibiotiques que contre des infections bactériennes
- suivre des protocoles d’utilisation stricts (molécule, dose et durée appropriés)
- informer sur l’antibiorésistance
- agriculture :
- ne pas utiliser d’antibiotiques comme prophylaxie ou facteur de croissance
- privilégier la vaccination des animaux et l’élevage non intensif
- politique, recherche et industrie :
- modéliser et suivre l’évolution des antibiorésistances
- développer de nouveaux antibiotiques, des thérapies alternatives et des méthodes de diagnostic rapide pour les traitements à spectre étroit
- assister économiquement l’innovation, par exemple via des crédits d’impôts ou des partenariats public-privé [3]
- adapter les protocoles d’essais cliniques aux cocktails et aux “médicaments vivants” comme les phages
- coordonner les politiques au niveau international
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